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sans chapeau. Elle dit qu’elle veut s’habituer à cela, et que puisque je me passe bien de chapeau et d’ombrelle, elle peut bien s’en passer aussi ; mais elle se trompe : elle a été élevée en demoiselle, comme elle devait l’être, la pauvre enfant ! car, quand je dis notre fille, ce n’est pas que je sois la mère à mademoiselle Gilberte ; elle ne me ressemble pas plus que le chardonneret ne ressemble à un moineau franc ; mais comme je l’ai élevée, j’ai toujours gardé l’habitude de l’appeler ma fille ; elle n’a jamais voulu souffrir que je cesse de la tutoyer. C’est une enfant si aimable ! Je suis fâchée qu’elle soit au lit ; mais vous la verrez demain, car vous ne partirez pas sans déjeuner, on ne le souffrira pas, et elle m’aidera à vous servir un peu mieux que je ne peux le faire toute seule. Ce n’est pas pourtant le courage qui me manque, monsieur, car j’ai de bonnes jambes ; je suis restée mince comme vous voyez, dans ma petite taille, et vous ne me donneriez jamais l’âge que j’ai… Voyons ! quel âge me donneriez-vous bien ? »

Le jeune homme croyait que, grâce à cette question, il allait pouvoir placer une parole, un compliment pour remercier et pour entrer en matière, car il désirait beaucoup avoir de plus amples détails sur mademoiselle Gilberte ; mais la bonne femme n’attendit pas sa réponse, et reprit avec volubilité :

« J’ai soixante-quatre ans, Monsieur, du moins je les aurai à la Saint-Jean, et je fais plus d’ouvrage à moi seule que trois jeunesses n’en sauraient faire. J’ai le sang vif, moi, Monsieur ! Je ne suis pas du Berry ; je suis née en Marche, à plus d’une demi-lieue d’ici ; aussi ça se voit et ça se connaît. Ah ! vous regardez l’ouvrage de notre fille ? Savez-vous que c’est filé aussi égal et aussi menu que la meilleure fileuse de campagne ? Elle a voulu que je lui apprenne à filer la laine : « Tiens, mère, qu’elle m’a dit