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humain est fait comme cela ? Moi, je crois que c’est un pur esprit, et que s’il lui était permis de se montrer à nous sous une figure, il serait assez fin pour en prendre une moins facile à reconnaître.

LE CURÉ DE NOIRAC. — Oh ! vous ! vous êtes un militaire ; vous ne croyez à rien !

LE CURÉ DE SAINT-ABDON. — Pardon ! je crois au bien et au mal, mais pas sous des formes visibles. Quand j’étais aumônier de régiment… les soldats sont très-superstitieux… je leur disais : Mes enfants, si vous le voyez, tombez dessus. Le diable qui se montre n’est point à craindre.

LE CURÉ DE NOIRAC. — Vous avez certainement raison ; mais les visions qui peuvent nous surprendre ont leur côté réel, en ce qu’elles sont comme des images sensibles de nos agitations intérieures.

LE CURÉ DE SAINT-ABDON. — N’ayez pas d’agitations intérieures, vous n’aurez jamais de visions !

LE CURÉ DE NOIRAC. — Je n’ai pas de visions, Dieu merci ; mais je ne trouve rien de plaisant à personnifier ainsi l’esprit du mal d’une façon grotesque, comme si le vice pouvait avoir un côté risible ! Venez-vous ?

LE CURÉ DE SAINT-ABDON. — Attendez donc ! j’ai cassé mon étrier en descendant : il faut que je le raccommode. Sera-t-il bon, votre souper ? Aurons-nous du lard dans l’omelette ?

LE CURÉ DE NOIRAC. — On fera de son mieux. Ma gouvernante connaît votre faible. Ah ! vous êtes heureux, vous ! Vous avez une passion innocente, la gourmandise !

LE CURÉ DE SAINT-ABDON, riant. — Ce n’est pas la seule ! J’ai beaucoup de passions innocentes, ne fût-ce que celle de taquiner !… Tenez, je veux emporter cette poupée-là chez vous et la mettre sous votre oreiller, cette nuit.

LE CURÉ DE NOIRAC. — Non pas. Je la prends pour la brûler au feu de ma cuisine ! (Il met le diable dans sa poche.) Allons, votre chapeau est-il retrouvé, votre étrier raccommodé ? Nous sommes à trois pas du presbytère, et nos bêtes ont chaud.

(Ils s’éloignent.)