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DIANE. — Voyons, monsieur Jacques, vous me prenez pour une vieille douairière encroûtée. Je ne suis catholique que par raison et légitimiste que par convenance. L’Église orthodoxe et la royauté absolue sont les clefs de voûte indispensables de mon édifice philosophique. Mon cœur n’y tient pas, mon esprit en voit les injustices et les ridicules ; mais je ne trouve pas dans le passé quelque chose de mieux pour étayer ma croyance à l’inégalité nécessaire des conditions ; et dans le présent (dans le présent qui m’attire pourtant par le piquant de la nouveauté, et dont je suis, malgré moi, par l’attrait de la jeunesse), vous ne voulez pas admettre, vous, philosophe, ce que je réclame avant tout : ma part de royauté et mon lot d’esclaves.

JACQUES. — Non ! nous ne vous accorderons cela ni dans la religion, ni dans le mariage, ni dans l’amour. L’amour, c’est l’idéal de l’égalité, puisque c’est la fusion, l’identification de deux êtres qui s’admirent et s’adorent l’un l’autre. Celui qui n’adore plus n’aime déjà plus, et celui qui n’a jamais admiré que lui-même n’a jamais aimé.

DIANE. — Hélas ! c’est vrai ! je n’ai jamais aimé.

JACQUES. — Et si vous ne renversez en vous le culte de vous-même, vous n’aimerez jamais.

DIANE. — N’aimant pas, j’espérais du moins être heureuse par l’amour que j’inspirais.

JACQUES. — Et vous ne l’étiez pas. Pour celui qui ne sait pas donner, il n’y a pas de plaisir à recevoir. Je défierais Dieu lui-même de suffire à sa propre félicité, s’il n’existait pas un échange, une réciprocité d’amour et d’intelligence entre lui et les œuvres sorties de son sein.

DIANE. — Il me semble que je vous comprends et que je sens ce que vous dites ; mais si je ne peux pas me corriger, si le bronze de mon cœur ne se fond pas, si l’amour m’est impossible !

JACQUES. — Faites-vous religieuse, vous qui êtes catholique, et tâchez d’aimer Jésus-Christ.

DIANE. — Je l’admire beaucoup, mais je ne saurais être amoureuse d’un mort.

JACQUES. — Eh bien, vivez seule, et punissez-vous vous-