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MAURICE. — Ni moi de dessiner.

JACQUES. — Je ne le propose ni à vos pinceaux ni à vos burins. Je le propose à vos imaginations. C’est une image de la marche de l’humanité vers le progrès, et des désastres qui l’entravent sans cesse sans l’arrêter jamais. Sans cesse décimée, elle multiplie toujours ; et plus la vérité lui échappe, plus elle a soif de voir la vérité face à face.

LE CURÉ. — Ainsi, selon vous, personne ne la voit, pas même le chrétien ?

JACQUES. — Le chrétien la voit, tous la voient plus ou moins, mais à travers des voiles, des obstacles. Celui-ci, masqué par un rocher, ne voit qu’une lueur oblique ; celui-là, ébloui par l’éclat inattendu d’un aspect plus vaste, perd la vue tout d’un coup. Ces divers effets de lumière produisent un phénomène d’hallucination générale. Les objets qui sont à notre portée, les chemins ou les obstacles apparents ou réels qui les traversent, changent d’aspect selon la situation de l’un de nous. Où vous voyez un fossé, je vois un pont ; où vous voyez une plaine, je vois un abîme.

LE CURÉ. — Alors, il n’est point de vérité absolue pour l’homme ? Toute vérité est relative, passagère par conséquent ? C’est un scepticisme impie et indigne d’une âme comme la vôtre, monsieur Jacques !

JACQUES. — La vérité de Dieu est absolue. Vous oubliez donc mon soleil au sommet de la montagne ? Mais la part de chaque homme est relative et incomplète. N’êtes-vous pas forcés, vous autres orthodoxes, d’admettre le mystère ? Vous dites les mystères de la religion. C’est un mot bien plus ancien que le christianisme, et qui sert à couvrir d’un voile ce que l’on ne peut expliquer.

FLORENCE. — Et à l’heure qu’il est, monsieur Jacques, sommes-nous encore bien loin du sommet lumineux ?

JACQUES. — C’est le secret de Dieu, mon enfant, que vous me demandez là ! Tout ce que je peux vous dire, et ce que vous savez aussi bien que moi, c’est que nous en sommes plus près, nous, la France de 1851, que tout ce qui nous