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LE CURÉ. — N’auriez-vous pas pu placer aussi bien votre mot au bas d’une composition qui aurait représenté Jésus libérateur planant sur une troupe de martyrs, prêts à être livrés aux bêtes ?

MAURICE. — Oui, et dans mon idée ce n’eût été que changer d’époque, puisque, au fond, c’est un épisode du même drame.

LE CURÉ. — Oh ! pardonnez-moi, pas tout à fait !

RALPH. — Ne discutez pas là-dessus, monsieur le curé. Plus nous serions d’accord avec vous sur le fond des choses, moins vous voudriez peut-être nous accorder que nous avons raison.

LE CURÉ. — Mon Dieu, messieurs, vos intentions sont bonnes ! Je vous connais assez pour être sûr de cela ; mais vous êtes dans un chemin qui mène à l’opposé de notre but commun.

JACQUES. — C’est ce que nous pensons aussi de vous, et toutes les nuances d’une même idée sont ainsi controversées dans le monde à l’heure qu’il est. Ne discutons pas ; nous avons perdu l’espérance de nous convertir les uns les autres ; mais puisque nous parlons peinture, c’est-à-dire composition pittoresque, représentons-nous un tableau qui symbolisera la situation générale.

DAMIEN. — Voyons, je regarde !

JACQUES. — C’est encore une montagne. Au sommet brille le soleil éclatant de la vérité, et, dans son plus pur rayon, je voudrais voir, avec monsieur l’abbé, la figure du Christ. Cependant, ni monsieur l’abbé, ni moi, ni aucun de nous ici, ni personne dans la foule innombrable dont nous allons peupler notre tableau, ne voit clairement ni cette figure vénérée, ni les autres figures qui rayonnent dans le soleil de la vérité. Personne n’a atteint le sommet d’où on peut le contempler, et pourtant tout le monde approche et monte. Ceux qui sont encore en bas font un effort pour gravir. La montagne est horrible ; des volcans, des précipices s’ouvrent sur ses flancs, des sentiers âpres et pleins de péril sont encombrés d’explorateurs… des millions d’hommes s’égarent, roulent, disparaissent ! D’autres combattent et s’arrachent le terrain