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en nous, mais puissante et invincible, à moins que l’on ne soit de bonne heure un homme très-fort ou très-subtil. Quand on compte près d’un demi-siècle, il est impossible de ne pas distinguer en soi l’entraînement des sens de celui du cœur. J’admirais dans Félicie l’énergie et les vertus réelles d’une nature d’exception ; mais son esprit n’avait pas de charme pour moi. Il était trop tendu, trop étranger à ma propre nature. Il était gros d’orages, et j’en avais tant supporté !

Trois fois durant la nuit, je pris mon paquet et mon bâton de voyage pour fuir à travers la montagne. Mon serment me retint, et puis j’étais plus que jamais nécessaire au travail de Jean Morgeron, car le moment approchait où l’essentiel était à faire, et je ne pouvais me soustraire à la responsabilité que j’avais assumée sur moi. Il fallait tout au moins mettre mon ami à même de marcher seul.

Je quittai donc le petit chalet avec le cœur gros ; Tonino, dès le point du jour, était accouru pour m’aider à plier bagage. Je trouvai Félicie parée, c’était un jour de grande fête ; elle avait mis un riche et pittoresque costume montagnard que je lui avais vu porter une fois, et je me souvins de lui avoir dit qu’elle devrait le porter toujours. Elle était vraiment charmante ainsi, autant que peut l’être une femme régulièrement jolie, dont le regard est morne et le sourire dédaigneux ; car, sans grâce ou sans éclat dans la physionomie, il n’est pas de beauté attrayante.