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tout à coup elle dénatura la mélodie, et, attaquant avec âpreté je ne sais quelle autre idée, elle s’égara dans une suite de divagations pénibles. Elle semblait par moments vouloir en vain se rappeler le motif retrouvé dans la journée, en d’autres moments elle semblait le rejeter avec dédain et vouloir exprimer un ordre de sentiments contraires. Mon imagination surexcitée eût pu interpréter ces divagations musicales comme une sorte de récit symbolique qu’elle voulait me faire de ses orages, de sa chute et de son désespoir ; mais je cherchai en vain la vraie note de la douleur, elle n’y était pas. C’était plutôt de la colère ; sa plainte ressemblait à une malédiction. Cette voix âpre du violon froissé et fouetté par l’archet frémissant me faisait un mal horrible. Je crois que j’eusse préféré les plus atroces paroles. Félicie déployait une habileté d’exécution que je ne lui connaissais pas ; mais je sentais que son esprit était impuissant à rendre une émotion saine. Sa musique était folle, ses idées heurtées, incompréhensibles, comme si elle eût eu l’intention de faire souffrir sans s’avouer vaincue par la souffrance.

Elle le fut enfin, car elle jeta le violon brusquement, et il me sembla qu’il se brisait en tombant. Je vis sur le massif d’arbres, en face de la maison, passer le reflet d’une lumière qui changeait de place dans sa chambre ; mais Félicie marchait sans faire aucun bruit, comme une ombre.

Une grave inquiétude s’empara de moi. Je me demandai si ce chant bizarre, au milieu de la nuit, était