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— Vous n’êtes pas ici à votre place, me dit-il. Vous avez reçu de l’éducation dix fois plus que moi, et vingt fois plus qu’il ne convient à un simple bûcheron. Je ne sais pas qui vous êtes, vous ne paraissez pas pressé de le dire : peut-être avez-vous quelque chose sur la conscience…

— Patron, lui dis-je, regardez-moi. J’ai eu quatre-vingt mille livres de rente, je n’ai plus rien, et, ce qui est bien plus grave, j’ai douloureusement perdu tout ce que j’ai aimé. Il n’y a pas si longtemps de tout cela que j’aie pu l’oublier. Eh bien, vous me voyez manger gaiement, dormir en paix sous la feuillée, travailler sans dégoût et sans tristesse, n’avoir jamais ni dépit ni colère contre personne, ni besoin de m’étourdir dans le vin, ni crainte de me trahir en trinquant avec vous. Croyez-vous possible qu’un homme dans cette position de fortune et dans cette situation d’esprit ait quelque chose à se reprocher ?

— Non ! s’écria le montagnard en élevant sa large main vers le ciel : aussi vrai qu’il y a un Dieu là-haut, quelque part, je vous crois un bon et honnête homme. Il ne faut, pour en être sûr, que vous regarder dans le fond des yeux, et votre conduite ici prouve bien que, si vous avez tout perdu, vous avez gardé le meilleur, qui est le contentement de soi-même. Je vois que vous êtes instruit, que vous connaissez les mathématiques et une foule de choses que je n’ai pu apprendre. Si vous voulez être mon ami, je