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fière de vous donner tant de peine, et je me dis que, pour accepter ce travail-là, doux et indulgent comme vous êtes avec tous les autres, il faut que vous m’aimiez plus que tout au monde.

Et, comme je lui affirmais que je l’aimais effectivement plus que moi-même, elle effaça un rayon de joie qui passait dans ses yeux.

— Mon pauvre Jean m’aimait bien aussi, dit-elle. Il n’avait pas votre intelligence, et il souffrait de mes travers sans en connaître le remède ; mais il les acceptait, il me prenait comme j’étais ; il me disait : « Comment fais-tu, étant si bonne, pour être si méchante ? » Et il riait, il jurait, il m’embrassait pour n’être pas tenté de me battre. C’était rude et touchant… Ah ! il m’aimait bien ! Vous m’aimerez autrement, avec plus de douceur et de patience ; mais je n’aurai jamais le droit de vous demander autant de tendresse paternelle.

L’hiver se fit tard et nous permit d’avancer les travaux de l’île, au point d’y pouvoir semer des céréales et planter des arbres fruitiers. La région que nous habitions jouissait d’un climat délicieux, et, si les glaciers qui nous dominaient n’eussent menacé de leurs ravages partiels les terres basses que ne protégeait pas partout le ressaut vigoureux des rochers, nous eussions joui d’un printemps de dix mois sur douze ; mais ces envahissements subits et pour ainsi dire mécaniques de l’âpre hiver au milieu de notre station tempérée ajoutaient au pittoresque et à l’étran-