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— Je ne crois pas aux pressentiments, me dit-elle ; mais j’ai toujours pensé que mon frère avait trop d’imagination, trop d’ardeur dans ses projets, et qu’il pourrait bien devenir fou. Voilà pourquoi je crains tant pour lui l’excitation du vin et des repas. Que faire pour le distraire de tout cela ? Si nous lui parlons de se reposer du travail et de voyager pour changer d’idée, il ne nous écoutera pas. Tâchez donc d’imaginer quelque chose ; car, moi, je ne sais plus… Quand je le retiens et le contredis, je l’irrite ; quand je cède et flatte ses manies, elles lui donnent la fièvre. Que faire, monsieur Sylvestre ? que faire ? Assistez-nous d’un bon conseil, car je me sens devenir folle aussi.

J’avais assez étudié le caractère et le tempérament de Jean Morgeron pour les connaître. Je savais que la locomotion, le changement continuel d’air et de lieu, étaient nécessaires à sa nature inquiète. Mon absence et celle de Tonino l’avaient cloué toute une saison à ses travaux. C’était trop pour lui. Félicie, à qui je fis part de cette réflexion, la trouva juste, et nous cherchâmes ensemble un prétexte pour faire voyager le cher patron, sans lui laisser voir nos préoccupations.

Je trouvai vite ce prétexte. Tonino était retenu à Lugano par le chagrin de son vieux père, qui ne voulait pas quitter son pays, et qui tombait pourtant dans le désespoir à l’idée de se séparer de lui. Le comte tisserand était fier et ne voulait pas être à la charge