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Boccaferri se jeta au cou de Célio, et, le pressant dans ses bras : « Le ciel m’est témoin, s’écria-t-il, que je t’aime presque autant que ma propre fille ! » Et il se mit à pleurer. Ces larmes venaient à la fois du cœur et de la bouteille. Célio haussa les épaules tout en l’embrassant.

— C’est que, vois-tu, reprit le vieillard, toi, ta mère, tes sœurs, ton jeune frère… je voudrais vous placer dans le ciel, avec une auréole, une couronne d’éclairs au front, comme des dieux !… Et voilà que tu fais un fiasco orribile pour ne m’avoir pas consulté !

Il déraisonna pendant quelques minutes, puis ses idées s’éclaircirent en parlant. Il dit d’excellentes choses sur l’amour de l’art, sur la personnalité mal entendue qui nuit à celle du talent. Il appelait cela la personnalité de la personne. Il s’exprima d’abord en termes heurtés, bizarres, obscurs ; mais, à mesure qu’il parlait, l’ivresse se dissipait : il devenait extraordinairement lucide, il trouvait même des formes agréables pour faire accepter sa critique au récalcitrant Célio. Il lui dit à peu près les mêmes choses, quant au fond, que j’avais dites à la duchesse ; mais il les dit autrement et mieux. Je vis qu’il pensait comme moi, ou plutôt que je pensais comme lui, et qu’il résumait devant moi ma propre pensée. Je n’avais jamais voulu faire attention aux paroles de ce vieillard, dont le désordre me répugnait. Je m’aperçus ce soir-là qu’il avait de l’intelligence, de la finesse, une grande science de la philosophie de l’art, et que, par moments il trouvait des mots qu’un homme de génie n’eût pas désavoués.

Célio l’écoutait l’oreille basse, se défendant mal, et montrant, avec la naïveté généreuse qui lui était propre, qu’il était convaincu en dépit de lui-même. L’heure s’écoulait, on éteignait jusque dans les couloirs, et les portes du théâtre allaient se fermer. Boccaferri était