Page:Sand - Le Château des désertes - Les Mississipiens, Lévy, 1877.djvu/30

Cette page n’a pas encore été corrigée

je l’écoutais avec un désintéressement amer. Je ne pouvais plus douter de l’engouement de ma compagne pour lui ; je le lui disais, même assez malhonnêtement, sans la fâcher, sans la distraire ; elle n’attendait qu’un moment d’éclatant triomphe de Célio pour me dire que j’étais un fat et qu’elle n’avait jamais pensé à moi.

Ce moment de triomphe sur lequel tous deux comptaient, c’était un duo du troisième acte avec la signora Boccaferri. Cette sage créature semblait s’y prêter de bonne grâce et vouloir s’effacer derrière le succès du débutant. Célio s’était ménagé jusque-là ; il arrivait à un effet avec la certitude de le produire.

Mais que se passa-t-il tout d’un coup entre le public et lui ? Nul ne l’eût expliqué, chacun le sentit. Il était là, lui, comme un magnétiseur qui essaie de prendre possession de son sujet, et qui ne se rebute pas de la lenteur de son action. Le public était comme le patient, à la fois naïf et sceptique, qui attend de ressentir ou de secouer le charme pour se dire : « Celui-ci est un prophète ou un charlatan. » Célio ne chanta pourtant pas mal, la voix ne lui manqua pas ; mais il voulut peut-être aider son effet par un jeu trop accusé : eut-il un geste faux, une intonation douteuse, une attitude ridicule ? Je n’en sais rien. Je regardai la duchesse prête à s’évanouir, lorsqu’un froid sinistre plana sur toutes les têtes, un sourire sépulcral effleura tous les visages. L’air fini, quelques amis essayèrent d’applaudir ; deux on trois chut discrets, contre lesquels personne n’osa protester, firent tout rentrer dans le silence. Le fiasco était consommé.

La duchesse était pâle comme la mort ; mais ce fut l’affaire d’un instant. Reprenant l’empire d’elle-même avec une merveilleuse dextérité, elle se tourna vers moi, et me dit en souriant, en affrontant mon regard comme si rien n’était changé entre nous : — Allons, c’est trois