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de devenir dans le monde une dupe de plus ; qu’importe, quand l’erreur est douce et profonde ? mais peur d’user mon âme, ma force morale, l’avenir de mon talent, dans une lutte pleine d’angoisses et de mécomptes. Je pourrais dire que j’avais peur enfin de n’être pas complètement dupe, et que je me méfiais du retour de ma clairvoyance prête à m’échapper.

Un soir, nous allâmes ensemble au théâtre. Il y avait plusieurs jours que je ne l’avais vue. Elle avait été malade ; du moins sa porte avait été fermée, et ses traits étaient légèrement altérés. Elle m’avait envoyé une place dans sa loge pour assister avec moi et un autre de ses amis, espèce de sigisbée insignifiant, au début d’un jeune homme dans un opéra italien.

J’avais travaillé avec beaucoup d’ardeur et avec une sorte de dépit fiévreux durant la maladie feinte ou réelle de la duchesse. Je n’étais pas sorti de mon atelier, je n’avais vu personne, je n’étais plus au courant des nouvelles de la ville.

— Qui donc débute ce soir ? lui demandai-je un instant avant l’ouverture.

— Quoi ! vous ne le savez pas ? me dit-elle avec un sourire caressant, qui semblait me remercier de mon indifférence à tout ce qui n’était pas elle.

Puis elle reprit d’un air d’indifférence :

— C’est un tout jeune homme, mais dont on espère beaucoup. Il porte un nom célèbre au théâtre ; il s’appelle Célio Floriani.

— Est-il parent, demandai-je, de la célèbre Lucrezia Floriani, qui est morte il y a deux ou trois ans ?

— Son propre fils, répondit la duchesse, un garçon de vingt-quatre ans, beau comme sa mère et intelligent comme elle.

Je trouvai cet éloge trop complet ; l’instinct jaloux se