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jeune homme dont le rôle est si délicat. Avez-vous remarqué un trait de génie, mes enfants ? Écoutez. Célio, Adorno, Salvator ; ceci est pour les hommes ; les petites filles n’y comprendraient rien. Dans le libretto, que vous savez tous par cœur, il y a un mot que je n’ai jamais pu écouter sans rire. C’est lorsque dona* Anna raconte à son fiancé qu’elle a failli être victime de l’audace de don Juan, ce scélérat ayant imité, dans la nuit du meurtre du Commandeur, la démarche et les manières d’Ottavio pour surprendre sa tendresse. Elle dit qu’elle s’est échappée de ses bras, et qu’elle a réussi à le repousser. Alors don Ottavio, qui a écouté ce récit avec une piteuse mine, chante naïvement : Respiro ! Le mot est bien écrit musicalement pour le dialogue, comme Mozart savait écrire le moindre mot, mais le mot est par trop niais. Rubini, comme un maître intelligent qu’il est, le disait sans expression marquée, et en sauvait ainsi le ridicule : mais presque tous les autres Ottavio que j’ai entendus ne manquaient point de respirer le mot a pleine poitrine, en levant les yeux au ciel, comme pour dire au public : « Ma foi, je l’ai échappé belle ».

Eh bien, Cécilia a écouté le récit d’Anna avec une douleur chaste, une indignation concentrée, qui n’aurait prêté à rire à aucun parterre, si impudique qu’il eût été ! Je l’ai vu pâlir, mon jeune Ottavio ! car la figure de l’acteur vraiment ému pâlit sous le fard, sans qu’il soit nécessaire de se retourner adroitement pour passer le mouchoir sur les joues, mauvaise ficelle, ressource grossière de l’art grossier. Et puis, quand il a été soulage de son inquiétude, au lieu de dire : Je respire ! il s’est écrié, du fond de l’âme : Oh ! perdue ou sauvée, tu aurait toujours été à moi !

— Oui, oui, s’écria Stella, qui ne se piquait pas de faire la petite fille ignorante, et s’occupait d’être artiste