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éclatant de rire et en promenant aussitôt un regard inquiet et confus autour de moi, chez qui sommes-nous ici ? Que faites-vous chez ce vieux marquis, et comment peut-il dormir pendant un pareil vacarme ?

Toute la troupe échangea à son tour des regards d’étonnement, et Béatrice éclata de rire comme je venais de le faire.

Mais Boccaferri prit la parole avec beaucoup de sang-froid pour me répondre.— Le vieux marquis est un monomane, en effet, dit-il. Il a la passion du théâtre, et son premier soin, dès qu’il s’est vu riche et maître d’un beau château, ç’a été de recruter, par mon intermédiaire, la troupe choisie qui est sous vos yeux, et de la cacher ici en la faisant passer pour sa famille. Comme il est grand dormeur et passablement sourd, nous nous amusons à répéter sans qu’il nous gêne, et, au premier jour, nous ferons nos débuts devant lui ; mais, comme il est censé pleurer la mort du généreux frère qui ne l’a fait son héritier que faute d’avoir songé à le déshériter, il nous a recommandé le plus grand mystère. C’est pour cela que personne ne sait à quoi nous passons nos nuits, et l’on aime mieux supposer que c’est à évoquer le diable qu’à nous occuper du plus vaste et du plus complet de tous les arts. Restez donc avec nous, Salentini, tant qu’il vous plaira, et, si la partie vous amuse, soyez associée à notre théâtre. Comme je fais la pluie et le beau temps ici, on n’y saura pas votre vrai nom, s’il vous plaît d’en changer. Vous passerez même, au besoin, pour un sixième enfant du marquis. C’est moi son bras droit et son factotum qui choisis les sujets et qui les dirige. Vous voyez que je suis lié de vieille date avec ce bon seigneur, cela ne doit pas vous étonner : c’était un vieux ivrogne, et nous nous sommes connus au cabaret ; mais nous nous sommes amendés ici, et, depuis que nous avons le vin à discrétion,