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obstacles, tous les vices de notre entreprise. Tu n’as jamais été au fond de cet abîme où j’ai plongé toute mon âme et jeté toute mon existence ; tu n’en as envisagé que le côté chevaleresque et généreux ; tu n’en as embrassé que les travaux faciles et les riantes espérances.

— C’est que je suis moins grand, moins enthousiaste, et, puisqu’il faut le dire, moins fanatique que toi, noble comte ! Tu as voulu boire la coupe du zèle jusqu’à la lie, et quand l’amertume t’a suffoqué, tu as douté du ciel et des hommes.

— Oui, j’ai douté, et j’en ai été bien cruellement puni.

— Et maintenant doutes-tu encore ? souffres-tu toujours ?

— Maintenant j’espère, je crois, j’agis. Je me sens fort, je me sens heureux. Ne vois-tu pas la joie rayonner sur mon visage, et ne sens-tu pas l’ivresse déborder de mon sein ?

— Et cependant tu es trahi par ta maîtresse ! Que dis-je ? par ta femme !

— Elle ne fut jamais ni l’une ni l’autre. Elle ne me devait, elle ne me doit rien ; elle ne me trahit point. Dieu lui envoie l’amour, la plus céleste des grâces d’en haut, pour la récompenser d’avoir eu pour moi un instant de pitié à mon lit de mort. Et moi, pour la remercier de m’avoir fermé les yeux, de m’avoir pleuré, de m’avoir béni au seuil de l’éternité que je croyais franchir, je revendiquerais une promesse arrachée à sa compassion généreuse, à sa charité sublime ? je lui dirais : “Femme, je suis ton maître, tu m’appartiens de par la loi, de par ton imprudence et de par ton erreur. Tu vas subir mes embrassements parce que, dans un jour de séparation, tu as déposé un baiser d’adieu sur mon front glacé ! Tu vas mettre à jamais ta main dans la