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tresse et la volonté du salut, je veux savoir si mon action sera funeste ou bienfaisante. Tu n’as pas tellement détourné tes yeux du mal que tu ne saches qu’il existe. Où faut-il courir d’abord ? Que faut-il faire demain ? Est-ce par la douceur, est-ce par la violence qu’il faut combattre les ennemis du bien ? Rappelle-toi tes chers Taborites ; ils voyaient une mer de sang et de larmes à franchir avant d’entrer dans le paradis terrestre. Je ne te prends pas pour un devin ; mais je vois en toi une logique puissante, une clarté magnifique à travers tes symboles ; si tu peux prédire à coup sûr l’avenir le plus éloigné, tu peux plus sûrement encore percer l’horizon voilé qui borne l’essor de ma vue. »

Le poëte paraissait en proie à une vive souffrance. La sueur coulait de son front. Il regardait Spartacus tour à tour avec effroi et avec enthousiasme : une lutte terrible l’oppressait. Sa femme, épouvantée, l’entourait de ses bras, et adressait de muets reproches à notre maître par des regards où se peignait cependant une crainte respectueuse. Jamais je n’ai mieux senti la puissance de Spartacus que dans cet instant où il dominait de toute sa volonté fanatique de droiture et de vérité les tortures de ce prophète aux prises avec l’inspiration, la douleur de cette femme suppliante, l’effroi de leurs enfants, et les reproches de son propre cœur. J’étais tremblant moi-même, je le trouvais cruel. Je craignais de voir cette belle âme du poëte se briser dans un dernier effort, et les larmes qui brillaient aux cils noirs de la Consuelo tombaient amères et brûlantes sur mon cœur. Tout à coup Trismégiste se leva, et, repoussant à la fois Spartacus et la Zingara, faisant signe aux enfants de s’éloigner, il nous parut comme transfiguré. Son regard semblait lire dans un livre invisible, vaste comme le monde, écrit en traits de lumière à la voûte du ciel.