Page:Sand - La comtesse de Rudolstadt, 2e série.djvu/32

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
28

— Soyez donc tranquille, madame la comtesse, reprit Supperville la bouche pleine. Le prince n’est pas si diable qu’il est noir, et je ne le crains guère. Je lui dirai que, puisqu’il m’avait autorisé à souper avec vous, il m’avait autorisé par cela même à me délivrer de tout obstacle à la mastication et à la déglutition. D’ailleurs j’avais l’honneur d’être trop bien connu de vous pour que le son de ma voix ne m’eût pas déjà trahi. C’est donc une vaine formalité dont je me débarrasse, et dont le prince fera bon marché tout le premier.

— C’est égal, monsieur le docteur, dit Matteus scandalisé, j’aime mieux que vous ayez fait cette plaisanterie-là que moi. »

Le docteur haussa les épaules, railla le timoré Matteus, mangea énormément et but à proportion ; après quoi, Matteus s’étant retiré pour changer le service, il rapprocha un peu sa chaise, baissa la voix, et parla ainsi à Consuelo :

« Chère signora, je ne suis pas si gourmand que j’en ai l’air (Supperville, étant convenablement repu, parlait ainsi fort à son aise), et mon but, en venant souper avec vous, était de vous instruire de choses importantes qui vous intéressent très-particulièrement.

— De quelle part et en quel nom voulez-vous me révéler ces choses, monsieur ? dit Consuelo, qui se rappelait la promesse qu’elle venait de faire aux Invisibles.

— C’est de mon plein droit et de mon plein gré, répondit Supperville. Ne vous inquiétez donc pas. Je ne suis pas un mouchard, moi, et je parle à cœur ouvert, peu soucieux qu’on répète mes paroles. »

Consuelo pensa un instant que son devoir était de fermer absolument la bouche au docteur, afin de ne pas se rendre complice de sa trahison ; mais elle pensa aussi qu’un homme dévoué aux Invisibles au point de se