Page:Sand - La comtesse de Rudolstadt, 2e série.djvu/302

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
298

l’autre sur ses genoux. Mais ce n’est point à elles qu’il songe : il a les yeux fixés sur mon fils, comme s’il ne pouvait se rassasier de le voir. »

Nous regardâmes le vieillard. Deux ruisseaux de larmes coulaient sur ses joues, et sa figure osseuse, sillonnée de rides, avait l’expression de la béatitude et de l’extase, en contemplant ce jeune homme, ce dernier rejeton des Rudolstadt, qui portait son nom d’esclave avec joie, et qui se tenait debout près de lui, une main dans la sienne. J’aurais voulu peindre ce groupe, et Trismégiste auprès d’eux, les contemplant tour à tour d’un air attendri, tout en accordant son violon et en essayant son archet.

« C’est vous, amis ? dit-il en répondant à notre salut respectueux avec cordialité. Ma femme a donc été vous chercher ? Elle a bien fait. J’ai de bonnes choses à dire aujourd’hui, et je serais heureux que vous les entendiez. »

Il joua alors du violon avec plus d’ampleur et de majesté encore que la veille. Du moins telle fut notre impression, devenue plus forte et plus délicieuse par le contact de cette champêtre assemblée, qui frémissait de plaisir et d’enthousiasme, à l’audition des vieilles ballades de la patrie et des hymnes sacrés de l’antique liberté. L’émotion se traduisait diversement sur ces mâles visages. Les uns, ravis comme Zdenko dans la vision du passé, retenaient leur souffle, et semblaient s’imprégner de cette poésie, comme la plante altérée qui boit avec recueillement les gouttes d’une pluie bienfaisante. D’autres, transportés d’une sainte fureur en songeant aux maux du présent, fermaient le poing, et, menaçant des ennemis invisibles, semblaient prendre le ciel à témoin de leur dignité avilie, de leur vertu outragée. Il y eut des sanglots et des rugissements, des applaudissements frénétiques et des cris de délire.