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nous avons besoin d’un vêtement grossier, nous le gagnons par un séjour de quelques semaines et des leçons de musique à la famille. Quand nous passons devant la demeure orgueilleuse du châtelain, comme il est notre frère aussi bien que le pâtre, le laboureur et l’artisan, nous chantons sous sa fenêtre et nous nous éloignons sans attendre un salaire ; nous le considérons comme un malheureux qui ne peut rien échanger avec nous, et c’est nous alors qui lui faisons l’aumône. Enfin nous avons réalisé la vie d’artiste comme nous l’entendions ; car Dieu nous avait faits artistes, et nous devions user de ses dons. Nous avons partout des amis et des frères dans les derniers rangs de cette société qui croirait s’avilir en nous demandant notre secret pour être probes et libres. Chaque jour nous faisons de nouveaux disciples de l’art ; et quand nos forces seront épuisées, quand nous ne pourrons plus nourrir et porter nos enfants, ils nous porteront à leur tour, et nous serons nourris et consolés par eux. Si nos enfants venaient à nous manquer, à être entraînés loin de nous par des vocations différentes, nous ferions comme le vieux Zdenko que vous avez vu hier, et qui, après avoir charmé pendant quarante ans, par ses légendes et ses chansons, tous les paysans de la contrée, est accueilli et soigné par eux dans ses dernières années comme un ami et comme un maître vénérable. Avec des goûts simples et des habitudes frugales, l’amour des voyages, la santé que donne une vie conforme au vœu de la nature, avec l’enthousiasme de la poésie, l’absence de mauvaises passions et surtout la foi en l’avenir du monde, croyez-vous que l’on soit fou de vivre comme nous faisons ? Cependant Trismégiste vous paraîtra peut-être égaré par l’enthousiasme, comme autrefois il me parut à moi égaré par la douleur. Mais en le suivant un peu, peut-être reconnaîtrez-vous