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vie, qui m’avez enlevé le cœur d’Albert et le sien.

— Le sien, madame ? J’ignore…

— Ne feignez pas, Anzoleto vous aime, vous êtes sa maîtresse, vous l’avez été à Venise, vous l’êtes encore…

— C’est une infâme calomnie, ou une supposition indigne de vous, madame.

— C’est la vérité, vous dis-je. Il me l’a avoué cette nuit.

— Cette nuit ! Oh ! madame, que m’apprenez-vous ? » s’écria Consuelo en rougissant de honte et de chagrin…

Amélie fondit en larmes, et quand la bonne Consuelo eut réussi à calmer sa jalousie, elle obtint malgré elle la confidence de cette malheureuse passion. Amélie avait vu Anzoleto chanter sur le théâtre de Prague ; elle avait été enivrée de sa beauté et de ses succès. Ne comprenant rien à la musique, elle l’avait pris sans hésitation pour le premier chanteur du monde, d’autant plus qu’à Prague il avait eu un succès de vogue. Elle l’avait mandé auprès d’elle comme maître de chant, et pendant que son pauvre père, le vieux baron Frédéric, paralysé par l’inaction, dormait dans son fauteuil tout en rêvant de meutes en fureur et de sangliers aux abois, elle avait succombé à la séduction. L’ennui et la vanité l’avaient poussé à sa perte. Anzoleto, flatté de cette illustre conquête, et voulant se mettre à la mode par un scandale, lui avait persuadé qu’elle avait de l’étoffe pour devenir la plus grande cantatrice de son siècle, que la vie d’artiste était un paradis sur la terre, et qu’elle n’avait rien de mieux à faire que de s’enfuir avec lui pour aller débuter au théâtre de Hay-Market dans les opéras de Hændel. Amélie avait d’abord rejeté avec horreur l’idée d’abandonner son vieux père ; mais, au moment où Anzoleto quittait Prague, feignant un désespoir qu’il n’éprouvait pas, elle avait cédé à une sorte de vertige, elle avait fui avec lui.