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tagne lui était apparue en rêve, surmontée de la guillotine ; Albert de Rudolstadt serait redevenu subitement le fou léthargique du Schreckenstein, si ces gloires ensanglantées, suivies du despotisme de Napoléon, et la restauration de l’ancien régime, suivie du règne des plus vils intérêts matériels, lui eussent été révélées ; lui qui croyait travailler à renverser, immédiatement et pour toujours, les échafauds et les prisons, les casernes et les couvents, les maisons d’agio et les citadelles !

Ils rêvaient donc, ces nobles enfants, et ils agissaient sur leur rêve de toute la puissance de leur âme. Ils n’étaient ni plus ni moins de leur siècle que les habiles politiques et les sages philosophes leurs contemporains. Ils ne voyaient ni plus ni moins qu’eux la vérité absolue de l’avenir, cette grande inconnue que nous revêtons chacun des attributs de notre propre puissance, et qui nous trompe tous, en même temps qu’elle nous confirme, lorsqu’elle apparaît à nos fils, vêtue des mille couleurs dont chacun de nous a préparé un lambeau pour sa toge impériale. Heureusement, chaque siècle la voit plus majestueuse, parce que chaque siècle produit plus de travailleurs pour son triomphe. Quant aux hommes qui voudraient déchirer sa pourpre et la couvrir d’un deuil éternel, ils ne peuvent rien contre elle, ils ne la comprennent pas. Esclaves de la réalité présente, ils ne savent pas que l’immortelle n’a point d’âge, et que qui ne la rêve pas telle qu’elle peut être demain ne la voit nullement telle qu’elle doit être aujourd’hui.

Albert, dans cet instant de joie suprême où les yeux de Consuelo s’attachaient enfin sur les siens avec ravissement ; Albert, rajeuni de tout le bienfait de la santé, et embelli de toute l’ivresse du bonheur, se sentait investi de cette foi toute-puissante qui transporterait les montagnes, s’il y avait d’autres montagnes à porter