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Mais une nouvelle secousse de la barque, qui, en rasant les bords de l’eau, rencontrait quelquefois une branche, ou une touffe d’herbe, la fit trébucher. Forcée de se retenir à la première main qui s’offrit pour la soutenir, elle s’aperçut seulement alors qu’il y avait un quatrième personnage dans la barque, un Invisible masqué, qui n’y était certainement pas lorsqu’elle y était entrée.

Un vaste manteau gris sombre à longs plis, un chapeau à grands bords posé d’une certaine façon, je ne sais quoi dans les traits de ce masque, à travers lequel la physionomie humaine semblait parler ; mais, plus que tout le reste, la pression de la main tremblante qui ne voulait plus se détacher de la sienne, firent reconnaître à Consuelo l’homme qu’elle aimait, le chevalier Liverani, tel qu’il s’était montré à elle la première fois sur l’étang de Spandaw. Alors la musique, l’illumination, le palais enchanté, la fête enivrante, et jusqu’à l’approche du moment solennel qui devait fixer sa destinée, tout ce qui n’était pas l’émotion présente, s’effaça de la mémoire de Consuelo. Agitée et comme vaincue par une force surhumaine, elle retomba palpitante sur les coussins de la barque, auprès de Liverani. L’autre inconnu, Marcus, était debout à la proue, et leur tournait le dos. Le jeûne, le récit de la comtesse Wanda, l’attente d’un dénouement terrible, l’inattendu de cette fête saisie au passage, avaient brisé toutes les forces de Consuelo. Elle ne sentait plus que la main de Liverani étreignant la sienne, son bras effleurant sa taille pour être prêt à l’empêcher de s’éloigner de lui, et ce trouble divin que la présence de l’objet aimé répand jusque dans l’air qu’on respire. Consuelo resta quelques minutes ainsi, ne voyant pas plus le palais étincelant que s’il fût rentré dans la nuit profonde, n’entendant plus rien que le souffle brûlant de son