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instamment et humblement à comparaître devant le tribunal des Invisibles. »

La journée lui sembla d’une longueur mortelle ; elle s’efforça de maîtriser son impatience et ses inquiétudes en chantant tout ce qu’elle avait composé en prison sur les douleurs et les ennuis de la solitude, et elle termina cette répétition à l’entrée de la nuit par le sublime air d’Almirena dans le Rinaldo de Haendel :

Lascia ch’io pianga
La dura sorte,
E ch’io sospiri
La libertà.

À peine l’eut-elle fini, qu’un violon d’une vibration extraordinaire répéta au-dehors la phrase admirable qu’elle venait de dire, avec une expression aussi douloureuse et aussi profonde que la sienne propre. Consuelo courut à la fenêtre, mais elle ne vit personne, et la phrase se perdit dans l’éloignement. Il lui sembla que cet instrument et ce jeu remarquables ne pouvaient appartenir qu’au comte Albert ; mais elle chassa bientôt cette pensée, comme rentrant dans la série d’illusions pénibles et dangereuses dont elle avait déjà tant souffert. Elle n’avait jamais entendu Albert jouer aucune phrase de musique moderne, et il n’y avait qu’un esprit frappé qui pût s’obstiner à évoquer un spectre chaque fois que le son d’un violon se faisait entendre. Néanmoins cette émotion troubla Consuelo, et la jeta dans de si tristes et si profondes rêveries, qu’elle s’aperçut seulement à neuf heures du soir que Matteus ne lui avait apporté ni à dîner ni à souper, et qu’elle était à jeun depuis le matin. Cette circonstance lui fit craindre que, comme le chevalier, Matteus n’eût été victime de l’intérêt qu’il lui avait marqué. Sans doute, les murs avaient des yeux et des