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« — Et si cela était, Albert, que ferais-tu ? »

« Il sourit avec ses lèvres pâles et ce regard brillant que lui donnent ses fortes et douloureuses pensées d’enthousiasme.

« — Si cela était, répondit-il, je continuerais à l’aimer ; car le passé n’est point un rêve qui s’efface en moi, et vous savez que je l’ai souvent confondu avec le présent au point de ne plus distinguer l’un de l’autre. Eh bien, je ferais encore ainsi ; j’aimerais dans le passé cette figure d’ange, cette âme de poète, dont ma sombre vie a été éclairée et embrasée soudainement. Et je ne m’apercevrais pas que le passé est derrière moi, j’en garderais dans mon sein la trace brûlante ; l’être égaré, l’ange tombé m’inspirerait tant de sollicitude et de tendresse encore, que ma vie serait consacrée à le consoler de sa chute et à le soustraire au mépris des hommes cruels. »

« Albert partit pour Berlin avec plusieurs de nos amis, et eut pour prétexte auprès de la princesse Amélie, sa protectrice, de l’entretenir de Trenck, alors prisonnier à Glatz, et des opérations maçonniques auxquelles elle est initiée. Vous l’avez vu présidant une loge de rose-croix, et il n’a pas su à cette époque que Cagliostro, informé malgré nous de ses secrets, s’était servi de cette circonstance pour ébranler votre raison en vous le faisant voir à la dérobée comme un spectre. Pour ce seul fait d’avoir laissé jeter à une personne profane un coup d’œil sur les mystères maçonniques, l’intrigant Cagliostro eût mérité d’en être à jamais exclu. Mais on l’ignora assez longtemps, et vous devez vous rappeler la terreur qu’il éprouvait en vous conduisant auprès du Temple. Les peines applicables à ces sortes de trahisons sont sévèrement châtiées par les adeptes, et le magicien, en faisant servir les mystères de son ordre aux prétendus