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avoir dépouillé mon corps pour en revêtir une autre. Je ne sais pas même si je le convainquis que ma vie n’avait pas été interrompue par mon évanouissement et que mon enveloppe mortelle n’était pas restée dans le sépulcre. Il m’écoutait avec une physionomie distraite et cependant enflammée, comme s’il eût entendu sortir de ma bouche d’autres paroles que celles que je prononçais. Il se passa en lui, en ce moment, quelque chose d’inexplicable. Un lien terrible retenait encore l’âme d’Albert sur le bord de l’abîme. La vie réelle ne pouvait pas encore s’emparer de lui avant qu’il eût subi cette dernière crise dont j’étais sortie miraculeusement, cette mort apparente qui devait être en lui le dernier effort de la notion d’éternité luttant contre la notion du temps. Mon cœur se brisa en se séparant de lui ; un douloureux pressentiment m’avertissait vaguement qu’il allait entrer dans cette phase pour ainsi dire climatérique, qui avait si violemment ébranlé mon existence, et que l’heure n’était pas loin où Albert serait anéanti ou renouvelé. J’avais remarqué en lui une tendance à l’état cataleptique. Il avait eu sous mes yeux des accès de sommeil si longs, si profonds, si effrayants ; sa respiration était alors si faible, son pouls si peu sensible, que je ne cessais de dire ou d’écrire à Marcus : « Ne laissons jamais ensevelir Albert, ou ne craignons pas de briser sa tombe. » Malheureusement pour nous, Marcus ne pouvait plus se présenter au château des Géants ; il ne pouvait plus mettre le pied sur les terres de l’Empire. Il avait été gravement compromis dans une insurrection à Prague, à laquelle en effet son influence n’avait pas été étrangère. Il n’avait échappé que par la fuite à la rigueur des lois autrichiennes. Dévorée d’inquiétude, je revins ici. Albert m’avait promis de m’écrire tous les jours. Je me promis, de mon côté, aussitôt qu’une lettre me man-