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tiple se prête si bien à la mesure d’intelligence et de courage des adeptes. Pendant sept ans je suivis mon fils dans tous ses voyages, partant toujours des lieux qu’il abandonnait un jour après lui, et arrivant à ceux qu’il allait visiter le lendemain de son arrivée. J’eus soin de me loger toujours à une certaine distance, et de ne jamais me montrer, ni à son gouverneur, ni à ses valets qu’il eut, au reste, d’après mon avis, la précaution de changer souvent, et de tenir toujours éloignés de sa personne. Je lui demandais quelquefois s’il n’était pas surpris de me retrouver partout.

« — Oh non ! me répondait-il ; je sais bien que vous me suivrez partout. »

« Et lorsque je voulus lui faire exprimer le motif de cette confiance :

« — Ma mère vous a chargée de me donner la vie, répondait-il, et vous savez bien que si vous m’abandonniez maintenant, je mourrais. »

« Il parlait toujours d’une manière exaltée et comme inspirée. Je m’habituai à le voir ainsi, et je devins ainsi moi-même, à mon insu, en parlant avec lui. Marcus m’a souvent reproché, et je me suis souvent reproché moi-même d’avoir entretenu de la sorte la flamme intérieure qui dévorait Albert. Marcus eût voulu l’éclairer par des leçons plus positives, et par une logique plus froide ; mais en d’autres moments je me suis rassurée en pensant que, faute des aliments que je lui fournissais, cette flamme l’eût consumé plus vite et plus cruellement. Mes autres enfants avaient annoncé les mêmes dispositions à l’enthousiasme ; on avait comprimé leur âme ; on avait travaillé à les éteindre comme des flambeaux dont on redoute l’éclat. Ils avaient succombé avant d’avoir la force de résister. Sans mon souffle qui ranimait sans cesse dans un air libre et pur l’étincelle sacrée, l’âme d’Albert