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Albert aux superstitions étroites dans lesquelles on avait essayé de l’enlacer. Je devais m’emparer de son imagination, de sa confiance, de son esprit, de son âme tout entière. Je le croyais fervent catholique, et à cette époque il l’était en apparence. Il suivait régulièrement toutes les pratiques extérieures du culte romain. Les personnes qui avaient informé Marcus de ces détails ignoraient le fond du cœur d’Albert. Son père et sa tante ne le connaissaient guère davantage. Ils ne trouvaient à lui reprocher qu’un rigorisme farouche, une manière trop naïve et trop ardente d’interpréter l’Évangile. Ils ne comprenaient pas que, dans sa logique rigide et dans sa loyale candeur, mon noble enfant, obstiné à la pratique du vrai christianisme, était déjà un hérétique passionné, incorrigible. J’étais un peu effrayée de ce gouverneur jésuite qu’on avait attaché à ses pas ; je craignais de ne pouvoir l’approcher sans être observée et contrariée par un Argus fanatique. Mais je sus bientôt que l’indigne abbé*** ne s’occupait pas même de sa santé, et qu’Albert, négligé aussi par des valets auxquels il lui répugnait de commander, vivait à peu près seul et livré à lui-même dans toutes les villes où il faisait quelque séjour. J’observais avec anxiété tous ses mouvements. Logée à Venise dans le même hôtel que lui, je le rencontrai enfin seul et rêveur dans les escaliers, dans les galeries, sur les quais. Oh ! vous pouvez bien deviner comme mon cœur battit à sa vue, comme mes entrailles s’émurent, et quels torrents de larmes s’échappèrent de mes yeux consternés et ravis ! Il me semblait si beau, si noble, et si triste, hélas ! cet unique objet permis à mon amour sur la terre ! je le suivis avec précaution. La nuit approchait. Il entra dans l’église de Saints-Jean-et-Paul, une austère basilique remplie de tombeaux que vous connaissez bien sans doute. Albert s’agenouilla dans un