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sibles ?... Mais pour quelle œuvre ? Quoi ! il faut que les yeux fermés, la conscience muette, et l’esprit dans les ténèbres, je donne et j’abandonne ma volonté, comme vous l’avez fait vous-même du moins avec connaissance de cause ? Et pour me décider à ces actes inouïs d’un dévouement aveugle, vous ne ferez pas la plus légère infraction aux règlements de votre ordre ! Car, je le vois bien, vous appartenez à un de ces ordres mystérieux qu’on appelle ici sociétés secrètes, et qu’on dit être nombreuses en Allemagne. À moins que ce ne soit tout simplement un complot politique contre… comme on me le disait à Berlin. Eh bien, quoi que ce soit, si on me laisse la liberté de refuser quand on m’aura instruite de ce qu’on exige de moi, je m’engagerai par les plus terribles serments à ne jamais rien révéler. Puis-je faire plus sans être indigne de l’amour d’un homme qui pousse le scrupule et la fidélité à son serment jusqu’à ne pas vouloir me faire entendre ce mot que j’ai prononcé moi-même, au mépris de la prudence et de la pudeur imposées à mon sexe : Je vous aime ! »

Consuelo mit cette lettre dans un livre qu’elle alla déposer dans le jardin au lieu indiqué ; puis elle s’éloigna à pas lents, et se tint longtemps cachée dans le feuillage, espérant voir arriver le chevalier, et tremblant de laisser là cet aveu de ses plus intimes sentiments, qui pouvait tomber dans des mains étrangères. Cependant, comme les heures s’écoulaient sans que personne parût, et qu’elle se souvenait de ces paroles de la lettre de l’inconnu : « J’irai prendre votre réponse durant votre sommeil, » elle jugea qu’elle devait se conformer en tout à ses avis, et se retira dans son appartement où, après mille rêveries agitées, tour à tour pénibles et délicieuses, elle finit par s’endormir au bruit incertain de la musique du bal qui recommençait, des fanfares qui sonnèrent