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vous le serait, madame et chère Amélie, celle de n’être plus princesse que sur des tréteaux, comme je le suis maintenant deux fois par semaine…

— Tu te trompes, tu déraisonnes, amie ! Si je pouvais devenir de princesse, artiste, j’épouserais Trenck, et je serais heureuse. Tu ne voulais pas devenir d’artiste, princesse pour épouser Rudolstadt. Je vois bien que tu ne l’aimais pas ! mais ce n’est pas ta faute… on n’aime pas qui l’on veut !

— Madame, voilà un aphorisme dont je voudrais bien pouvoir me convaincre ; ma conscience serait en repos. Mais c’est à résoudre ce problème que j’ai employé ma vie, et je n’en suis pas encore venue à bout.

— Voyons, dit la princesse ; ceci est un fait grave, et, comme abbesse, je dois essayer de prononcer sur les cas de conscience. Tu doutes que nous soyons libres d’aimer ou de ne pas aimer ? Tu crois donc que l’amour peut faire son choix et consulter la raison ?

— Il devrait le pouvoir. Un noble cœur devrait soumettre son inclination, je ne dis pas à cette raison du monde qui n’est que folie et mensonge, mais à ce discernement noble, qui n’est que le goût du beau, l’amour de la vérité. Vous êtes la preuve de ce que j’avance, madame, et votre exemple me condamne. Née pour occuper un trône, vous avez immolé la fausse grandeur à la passion vraie, à la possession d’un cœur digne du vôtre. Moi, née pour être reine aussi (sur les planches) je n’ai pas eu le courage et la générosité de sacrifier joyeusement le clinquant de cette gloire menteuse à la vie calme et à l’affection sublime qui s’offrait à moi. J’étais prête à le faire par dévouement, mais je ne le faisais pas sans douleur et sans effroi ; et Albert, qui voyait mon anxiété, ne voulait pas accepter ma foi comme un sacrifice. Il me demandait de l’enthousiasme, des joies partagées, un