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de semblable à cet amour aveugle, enivrant et suave que j’avais éprouvé pour l’ingrat Anzoleto, et dans lequel je crois bien que mon cœur s’était usé prématurément !… Que vous dirais-je, madame ? à la suite de cette terrible expédition, j’eus un transport au cerveau, et je fus à deux doigts de la mort. Albert, qui est aussi grand médecin que grand musicien, me sauva. Ma lente convalescence, et ses soins assidus nous mirent sur un pied d’intimité fraternelle. Sa raison revint entièrement. Son père me bénit et me traita comme une fille chérie. Une vieille tante bossue, la chanoinesse Wenceslawa, ange de tendresse et patricienne remplie de préjugés, se fût résignée elle-même à m’accepter, Albert implorait mon amour. Le comte Christian en vint jusqu’à se faire l’avocat de son fils. J’étais émue, j’étais effrayée ; j’aimais Albert comme on aime la vertu, la vérité, le beau idéal ; mais j’avais encore peur de lui ; je répugnais à devenir comtesse, à faire un mariage qui soulèverait contre lui et contre sa famille la noblesse du pays, et qui me ferait accuser de vues sordides et de basses intrigues. Et puis, faut-il l’avouer ? c’est là mon seul crime peut-être !… je regrettais ma profession, ma liberté, mon vieux maître, ma vie d’artiste, et cette arène émouvante du théâtre, où j’avais paru un instant pour briller et disparaître comme un météore ; ces planches brûlantes où mon amour s’était brisé, mon malheur consommé, que je croyais pouvoir maudire et mépriser toujours, et où cependant je rêvais toutes les nuits que j’étais applaudie ou sifflée…

Cela doit vous sembler étrange et misérable ; mais quand on a été élevée pour le théâtre, quand on a travaillé toute sa vie pour livrer ces combats et remporter ces victoires, quand on y a gagné les premières batailles, l’idée de n’y jamais retourner est aussi effrayante que