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travers, elle avait une certaine grandeur d’âme ; elle se lassa des froideurs d’Albert, de la tristesse du château, et, un beau matin, nous quitta, enlevant, pour ainsi dire, son père le baron Frédéric, frère du comte Christian, homme excellent et borné, indolent d’esprit et simple de cœur, esclave de sa fille et passionné pour la chasse.

— Tu ne me dis rien de l’invisibilité du comte Albert, de ses disparitions de quinze et vingt jours, au bout desquelles il reparaissait tout d’un coup, croyant ou feignant de croire qu’il n’avait pas quitté la maison, et ne pouvant ou ne voulant pas dire ce qu’il était devenu pendant qu’on le cherchait de tous côtés.

— Puisque M. Supperville vous a raconté ce fait merveilleux en apparence, je vais vous en donner l’explication ; moi seule puis le faire, car ce point est toujours resté un secret entre Albert et moi. Il y a près du château des Géants une montagne appelée Schreckenstein[1], qui recèle une grotte et plusieurs chambres mystérieuses, antique construction souterraine qui date du temps des Hussites. Albert, tout en parcourant une série d’opinions philosophiques très-hardies, et d’enthousiasme religieux porté jusqu’au mysticisme, était resté hussite, ou, pour mieux dire, taborite dans le cœur. Descendant par sa mère du roi Georges Podiebrad, il avait conservé et développé en lui-même les sentiments d’indépendance patriotique et d’égalité évangélique que la prédication de Jean Huss et les victoires de Jean Ziska ont, pour ainsi dire, inoculés aux Bohémiens…

— Comme elle parle d’histoire et de philosophie ! s’écria la princesse en regardant madame de Kleist : qui m’eût jamais voulu dire qu’une fille de théâtre comprendrait ces choses-là comme moi qui ai passé ma vie à les

  1. La Pierre d’épouvante.