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— Est-il possible ? dit la princesse Amélie ; pour une semblable cause ? Il était donc bien vil ?

— Hélas ! non, madame ; mais il était vain et artiste. Il se fit protéger par la Corilla, la cantatrice disgraciée et furieuse, qui m’enleva son cœur, et l’amena rapidement à offenser et à déchirer le mien. Un soir, maître Porpora, qui avait toujours combattu nos sentiments, parce qu’il prétend qu’une femme, pour être grande artiste, doit rester étrangère à toute passion et à tout engagement de cœur, me fit découvrir la trahison d’Anzoleto. Le lendemain soir, le comte Zustiniani me fit une déclaration d’amour, à laquelle j’étais loin de m’attendre, et qui m’offensa profondément. Anzoleto feignit d’être jaloux, de me croire corrompue… Il voulait briser avec moi. Je m’enfuis de mon logement, dans la nuit ; j’allai trouver mon maître, qui est un homme de prompte inspiration, et qui m’avait habituée à être prompte dans l’exécution. Il me donna des lettres, une petite somme, un itinéraire de voyage ; il me mit dans une gondole, m’accompagna jusqu’à la terre ferme, et je partis seule, au point du jour, pour la Bohême.

— Pour la Bohême ? dit madame de Kleist, à qui le courage et la vertu de la Porporina faisaient ouvrir de grands yeux.

— Oui, madame, reprit la jeune fille. Dans notre langage d’artistes aventuriers, nous disons souvent courir la Bohême, pour signifier qu’on s’embarque dans les hasards d’une vie pauvre, laborieuse et souvent coupable, dans la vie des Zingari, qu’on appelle aussi Bohémiens, en français. Quant à moi, je partais, non pour cette Bohême symbolique à laquelle mon sort semblait me destiner comme tant d’autres, mais pour le malheureux et chevaleresque pays des Tchèques, pour la patrie de Huss et de Ziska, pour le Bœhmer-Wald, enfin pour