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« Ah ! si je n’étais pas née pour la vie d’égalité, du moins l’amour me l’a fait comprendre, disait-elle, et le malheur de ma condition m’a révélé l’imbécillité de ces préjugés du rang et de la naissance. Mes sœurs ne sont pas comme moi. Ma sœur d’Anspach porterait sa tête sur l’échafaud plutôt que de faire la première révérence à une Altesse non régnante. Ma sœur de Bareith, qui fait la philosophe et l’esprit fort avec M. Voltaire, arracherait les yeux à une duchesse qui se permettrait d’avoir un pouce d’étoffe de plus qu’elle à la queue de sa robe. C’est qu’elles n’ont jamais aimé, voyez-vous ! Elles passeront leur vie dans cette machine pneumatique qu’elles appellent la dignité de leur rang. Elles mourront embaumées dans leur majesté comme des momies ; elles n’auront pas connu mes amères douleurs, mais aussi elles n’auront pas eu, dans toute leur vie d’étiquette et de gala, un quart d’heure de laisser-aller, de plaisir et de confiance comme celui que je savoure dans ce moment ! Mes chères petites, il faut que vous rendiez la fête complète, il faut que vous me tutoyiez ce soir. Je veux être Amélie pour vous ; plus d’Altesse ; Amélie tout court. Ah ! tu fais mine de refuser, toi, de Kleist ? La cour t’a gâtée, mon enfant ; malgré toi tu en as respiré l’air malsain ; mais toi, chère Porporina, qui, bien que comédienne, sembles un enfant de la nature, tu céderas à mon innocent désir.

— Oui, ma chère Amélie, je le ferai de tout mon cœur pour t’obliger, répondit la Porporina en riant.

— Ah ! ciel ! s’écria la princesse, si tu savais quel effet cela me fait d’être tutoyée, et de m’entendre appeler Amélie ! Amélie ! Oh ! comme il disait bien mon nom, lui ! Il me semblait que c’était le plus beau nom de la terre, le plus doux qu’une femme ait jamais porté, quand il le prononçait. »