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toujours été, lui, et comme je croyais ne plus l’être ! Il me semblait que la forteresse de Glatz pesait à toute heure sur mon âme : la nuit elle était sur ma poitrine comme un cauchemar. J’avais froid dans mon lit d’édredon, en songeant que celui que j’aime grelottait sur les dalles humides d’un sombre caveau. Je ne vivais plus, je ne pouvais plus jouir de rien. Ah ! chère Porporina, imaginez-vous l’horreur qu’on éprouve à se dire : il souffre tout cela pour moi ! c’est mon fatal amour qui le précipite tout vivant dans un tombeau ! »

Cette pensée changeait tous les aliments en fiel, comme le souffle des harpies.

« Verse-moi du vin de Champagne, Porporina : je ne l’ai jamais aimé, il y a deux ans que je ne bois que de l’eau. Eh bien, il me semble que je bois de l’ambroisie. La clarté des bougies est riante, ces fleurs sentent bon, ces friandises sont recherchées, et surtout vous êtes belles comme deux anges, de Kleist et toi. Oh ! oui, je vois, j’entends, je respire ; je suis devenue vivante, de statue, de cadavre que j’étais. Tenez, portez avec moi la santé de Trenck d’abord, et puis celle de l’ami qui s’est enfui avec lui ; ensuite, nous porterons celle des braves gardiens qui l’ont laissé fuir, et puis enfin celle de mon frère Frédéric, qui n’a pas pu l’en empêcher. Non, aucune pensée amère ne troublera ce jour de fête. Je n’ai plus d’amertume contre personne ; il me semble que j’aime le roi. Tiens ! à la santé du roi, Porporina ; vive le roi ! »

Ce qui ajoutait au bien-être que la joie de cette pauvre princesse communiquait à ses deux belles convives, c’était la bonhomie de ses manières et l’égalité parfaite qu’elle faisait régner entre elles trois. Elle se levait, changeait les assiettes quand son tour venait, découpait elle-même, et servait ses compagnes avec un plaisir enfantin et attendrissant.