Page:Sand - La comtesse de Rudolstadt, 1re série.djvu/60

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
56

devenu l’objet de sa haine et de sa fureur. Il l’a accablé d’humiliations et de duretés. Il le mettait aux arrêts sept jours sur huit. Mais le huitième, Trenck était dans mes bras ; car rien ne l’effraie, rien ne le rebute. Comment ne pas adorer tant de courage ? Eh bien, le roi a imaginé de lui confier une mission à l’étranger. Et quand il l’a eu remplie avec autant d’habileté que de promptitude, mon frère a eu l’infamie de l’accuser d’avoir livré à son cousin Trenck le Pandoure, qui est au service de Marie-Thérèse, les plans de nos forteresses et les secrets de la guerre. C’était le moyen, non-seulement de l’éloigner de moi par une captivité éternelle, mais de le déshonorer, et de le faire périr de chagrin, de désespoir et de rage dans les horreurs du cachot. Vois si je puis estimer et bénir mon frère. Mon frère est un grand homme, à ce qu’on dit. Moi, je vous dis que c’est un monstre ! Ah ! garde-toi de l’aimer, jeune fille ; car il te brisera comme une branche ! Mais il faut faire semblant, vois-tu ! toujours semblant ! dans l’air où nous vivons, il faut respirer en cachette. Moi, je fais semblant d’adorer mon frère. Je suis sa sœur bien-aimée, tout le monde le sait, ou croit le savoir… Il est aux petits soins pour moi. Il cueille lui-même des cerises sur les espaliers de Sans-Souci, et il s’en prive, lui qui n’aime que cela sur la terre, pour me les envoyer ; et avant de les remettre au page qui m’apporte la corbeille, il les compte pour que le page n’en mange pas en route. Quelle attention délicate ! quelle naïveté digne de Henri IV et du roi René ! Mais il fait périr mon amant dans un cachot sous terre, et il essaie de le déshonorer à mes yeux pour me punir de l’avoir aimé ! Quel grand cœur et quel bon frère ! aussi, comme nous nous aimons !… »

Tout en parlant, la princesse pâlit, sa voix s’affaiblit peu à peu et s’éteignit ; ses yeux devinrent fixes et