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brutale, sentant fort le tabac et l’eau-de-vie, ne comprenant rien de rien, ouvrant de grands yeux, ne se permettant d’applaudir ni de siffler, par respect pour la consigne, et faisant néanmoins beaucoup de bruit par son mouvement perpétuel.

Il y avait infailliblement derrière ces messieurs deux rangs de loges d’où les spectateurs ne voyaient et n’entendaient rien ; mais, par convenance, ils étaient forcés d’assister régulièrement au spectacle que Sa Majesté avait la munificence de leur payer. Sa Majesté elle-même ne manquait aucune représentation. C’était une manière de tenir militairement sous ses yeux les nombreux membres de sa famille et l’inquiète fourmilière de ses courtisans. Son père, le Gros-Guillaume, lui avait donné cet exemple, dans une salle de planches mal jointes, où, en présence de mauvais histrions allemands, la famille royale et la cour se morfondaient douloureusement tous les soirs d’hiver, et recevaient la pluie sans sourciller, tandis que le roi dormait. Frédéric avait souffert de cette tyrannie domestique, il l’avait maudite, il l’avait subie, et il l’avait bientôt remise en vigueur dès qu’il avait été maître à son tour, ainsi que beaucoup d’autres coutumes beaucoup plus despotiques et cruelles, dont il avait reconnu l’excellence depuis qu’il était le seul de son royaume à n’en plus souffrir.

Cependant on n’osait se plaindre. Le local était superbe, l’Opéra monté avec luxe, les artistes remarquables ; et le roi, presque toujours debout à l’orchestre près de la rampe, la lorgnette braquée sur le théâtre, donnait l’exemple d’un dilettantisme infatigable.

On sait tous les éloges que Voltaire, dans les premiers temps de son installation à Berlin, donnait aux splendeurs de la cour du Salomon du Nord. Dédaigné par Louis XV, négligé par sa protectrice madame de Pompa-