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agitation que rien ne pouvait calmer, qu’il m’a plu dès le premier jour où je l’ai vu. Il avait dix-huit ans, il était beau comme un ange, et si instruit, si franc, si brave ! On voulait me marier au roi de Suède. Ah bien oui ! et ma sœur Ulrique qui pleurait de dépit de me voir devenir reine et de rester fille ! « Ma bonne sœur, lui dis-je, il y a moyen de nous arranger. Les grands qui gouvernent la Suède veulent une reine catholique ; moi je ne veux pas abjurer. Ils veulent une bonne petite reine, bien indolente, bien tranquille, bien étrangère à toute action politique ; moi, si j’étais reine, je voudrais régner. Je vais me prononcer nettement sur ces points-là devant les ambassadeurs, et tu verras que demain ils écriront à leur prince que c’est toi qui conviens à la Suède, et non pas moi. » Je l’ai fait comme je l’ai dit, et ma sœur est reine de Suède. Et j’ai joué la comédie, depuis ce jour-là, tous les jours de ma vie. Ah ! Porporina, vous croyez que vous êtes actrice ? Non, vous ne savez pas ce que c’est que de jouer un rôle toute sa vie, le matin, le jour, le soir, et souvent la nuit. Car tout ce qui respire autour de nous n’est occupé qu’à nous épier, à nous deviner et à nous trahir. J’ai été forcée de faire semblant d’avoir bien du regret et du dépit, quand, par mes soins, ma sœur m’a escamoté le trône de Suède. J’ai été forcée de faire semblant de détester Trenck, de le trouver ridicule, de me moquer de lui, que sais-je ! Et cela dans le temps où je l’adorais, où j’étais sa maîtresse, où j’étouffais d’ivresse et de bonheur comme aujourd’hui !… ah ! plus qu’aujourd’hui, hélas ! Mais Trenck n’avait pas ma force et ma prudence. Il n’était pas né prince, il ne savait pas feindre et mentir comme moi. Le roi a tout découvert, et, suivant la coutume des rois, il a menti, il a feint de ne rien voir ; mais il a persécuté Trenck, et ce beau page, son favori, est