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de rouge comme ceux d’une personne qui vient de pleurer, avaient un éclat maladif et une transparence profonde qui n’inspirait point la confiance. Elle avait été adorée de sa famille et de toute la cour ; et, pendant longtemps, elle avait été la plus affable, la plus enjouée, la plus bienveillante et la plus gracieuse fille de roi dont le portrait ait jamais été tracé dans les romans à grands personnages de l’ancienne littérature patricienne. Mais, depuis quelques années, son caractère s’était altéré comme sa beauté. Elle avait des accès d’humeur, et même de violence, qui la faisaient ressembler à Frédéric par ses plus mauvais côtés. Sans chercher à se modeler sur lui, et même en le critiquant beaucoup en secret, elle était comme invinciblement entraînée à prendre tous les défauts qu’elle blâmait en lui, et à devenir maîtresse impérieuse et absolue, esprit sceptique et amer, savante étroite et dédaigneuse. Et pourtant, sous ces travers affreux qui l’envahissaient chaque jour fatalement, on voyait encore percer une bonté native, un sens droit, une âme courageuse, un cœur passionné. Que se passait-il donc dans l’âme de cette malheureuse princesse ? Un chagrin terrible la dévorait, et il fallait qu’elle l’étouffât dans son sein, qu’elle le portât stoïquement et d’un air enjoué devant un monde curieux, malveillant ou insensible. Aussi, à force de se farder et de se contraindre, avait-elle réussi à développer en elle deux êtres bien distincts : un qu’elle n’osait révéler presque à personne, l’autre qu’elle affichait avec une sorte de haine et de désespoir. On remarquait qu’elle était devenue plus vive et plus brillante dans la conversation ; mais cette gaieté inquiète et forcée était pénible à voir, et on ne pouvait s’en expliquer l’effet glacial et presque effrayant. Tour à tour sensible jusqu’à la puérilité, et dure jusqu’à la cruauté, elle étonnait les autres et s’étonnait elle-même.