Page:Sand - La comtesse de Rudolstadt, 1re série.djvu/38

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
34

— Enfin, sublime Fritz, reprit celui-ci, je vous ai posé un argument embarrassant : ou la charmante Porporina est folle et crédule, et elle a vu son mort ; ou elle est philosophe, et n’a rien vu du tout. Cependant elle a eu peur, elle en convient ?

— Elle n’a pas eu peur, dit le roi, elle a eu du chagrin, comme on en éprouverait à la vue d’un portrait qui vous rappellerait exactement une personne aimée qu’on sait trop que l’on ne reverra plus. Mais s’il faut que je vous dise tout, je pense un peu qu’elle a eu peur après coup, et que sa force morale n’est pas sortie de cette épreuve aussi saine qu’elle y est entrée. Depuis ce temps, elle a été sujette à des accès de mélancolie noire, qui sont toujours une preuve de faiblesse ou de désordre dans nos facultés. Je suis sûr qu’elle a l’esprit frappé, bien qu’elle le nie. On ne joue pas impunément avec le mensonge. L’espèce d’attaque qu’elle a eue ce soir est, selon moi, une conséquence de tout cela ; et je parierais qu’il y a dans sa cervelle troublée quelque frayeur de la puissance magique attribuée à M. de Saint-Germain. On m’a dit que depuis qu’elle est rentrée chez elle, elle n’a fait que pleurer.

— Ah ! cela, vous me permettrez de n’en rien croire, chère Majesté, dit La Mettrie. Vous avez été la voir, donc elle ne pleure plus.

— Vous êtes bien curieux, Panurge, de savoir le but de ma visite ? Et vous aussi, d’Argens, qui ne dites rien, et qui avez l’air de n’en pas penser davantage ? Et vous aussi, peut-être, cher Voltaire, qui ne dites mot non plus, et qui n’en pensez pas moins, certainement ?

— Comment ne serait-on pas curieux de tout ce que Frédéric le Grand juge à propos de faire ? répondit Voltaire, qui fit un effort de complaisance en voyant le roi en train de parler ; peut-être que certains hommes n’ont