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me laissera d’éternels regrets. Je ne pourrai pas non plus perdre l’espérance de vous retrouver un jour ; et ne fût-ce qu’un instant, n’eussé-je jamais d’autre témoignage de votre amour que ce baiser si saintement donné et rendu, je me trouverai encore cent fois plus heureux que je ne l’avais été avant de vous connaître.

« Et maintenant, sainte fille, pauvre âme troublée, rappelle-toi aussi sans honte et sans effroi ces courts et divins moments où tu as senti mon amour passer dans ton cœur. Tu l’as dit, l’amour nous vient de Dieu, et il ne dépend pas de nous de l’étouffer ou de l’allumer malgré lui. Fussé-je indigne de toi, l’inspiration soudaine qui t’a forcée de répondre à mon étreinte n’en serait pas moins céleste. Mais la Providence qui te protège, n’a pas voulu que le trésor de ton affection tombât dans la fange d’un cœur égoïste et froid. Si j’étais ingrat, ce ne serait de ta part qu’un noble instinct égaré, qu’une sainte inspiration perdue : je t’adore, et, quel que je sois, d’ailleurs, tu ne t’es pas fait d’illusion en te croyant aimée. Tu n’as pas été profanée par le battement de mon cœur, par l’appui de mon bras, par le souffle de mes lèvres. Notre mutuelle confiance, notre foi aveugle, notre impérieux élan nous a élevés en un instant à l’abandon sublime que sanctifie une longue passion. Pourquoi le regretter ? Je sais bien qu’il y a quelque chose d’effrayant dans cette fatalité qui nous a poussés l’un vers l’autre. Mais c’est le doigt de Dieu, vois-tu ! Nous ne pouvons pas le méconnaître. J’emporte ce terrible secret. Garde-le aussi, ne le confie à personne. Beppo ne le comprendrait peut-être pas. Quel que soit cet ami, moi seul puis te respecter dans ta folie et te vénérer dans ta faiblesse, puisque cette faiblesse et cette folie sont les miennes. Adieu ! c’est peut-être un adieu éternel. Et pourtant je suis libre selon le monde,