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malgré elle, dans ce qu’elle avait de plus intime. Elle voulut en vain continuer d’écrire, afin de mieux s’expliquer à elle-même le mystère de son propre cœur. Elle ne trouvait rien à dire pour en rendre la nuance délicate que ces terribles mots : « Qui sait comment je pourrais aimer Albert, s’il m’était rendu ? »

Consuelo ne savait pas mentir ; elle avait cru aimer d’amour le souvenir d’un mort ; mais elle sentait la vie déborder de son sein, et une passion réelle anéantir une passion imaginaire.

Elle essaya de relire tout ce qu’elle venait d’écrire, pour sortir de ce désordre d’esprit. En le relisant, elle n’y trouva précisément que désordre ; et, désespérant de pouvoir goûter assez de calme pour se résumer, sentant que cet effort lui donnait la fièvre, elle froissa dans ses mains la feuille écrite, et la jeta sur la table, en attendant qu’elle pût la brûler. Tremblante comme une âme coupable, le visage en feu, elle marchait avec agitation, et ne se rendait plus compte de rien, sinon qu’elle aimait, et qu’il ne dépendait plus d’elle d’en douter.

On frappa à la porte de sa chambre à coucher, et elle rentra pour ouvrir à Karl. Il avait la figure échauffée, l’œil troublé, la mâchoire un peu lourde. Elle le crut malade de fatigue ; mais elle comprit bientôt à ses réponses, qu’il avait un peu trop fêté, le matin en arrivant, le vin ou la bière de l’hospitalité. C’était là le seul défaut du pauvre Karl. Une certaine dose le rendait confiant à l’excès ; une dose plus forte pouvait le rendre terrible. Heureusement il s’était tenu à la dose de l’expansion et de la bienveillance, et il lui en restait quelque chose, même après avoir dormi toute la journée. Il raffolait de M. le chevalier, il ne pouvait pas parler d’autre chose. M. le chevalier était si bon, si humain, si peu fier avec le pauvre monde ! Il avait fait asseoir Karl vis-à-vis