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pour ma part, à me laisser conduire comme un enfant.

— As-tu vu la figure de ce seigneur ?

— Je l’ai aperçue, au reflet d’une lanterne, au moment où je vous déposais dans la barque. C’est une belle figure, signora, je n’en ai jamais vu de plus belle. On dirait un roi.

— Rien que cela, Karl ? Est-il jeune ?

— Quelque chose comme trente ans.

— Quelle langue te parle-t-il ?

— Le franc bohême, la vraie langue du chrétien ! Il ne m’a dit que quatre ou cinq mots. Mais quel plaisir cela m’eût fait de les entendre dans ma langue… si ce n’eût été dans un vilain moment ! « Ne le tue pas, c’est inutile. » Oh ! il se trompait, c’était grandement nécessaire, n’est-ce pas, signora ?

— Qu’a-t-il dit, lui, quand tu as pris ce terrible parti ?

— Je crois, Dieu me pardonne ! qu’il ne s’en est pas aperçu. Il s’était jeté au fond de la barque où vous étiez comme morte ; et, dans la crainte que vous ne fussiez atteinte de quelque coup, il vous faisait un rempart de son corps. Et quand nous nous sommes trouvés en sûreté, en pleine eau, il vous a soulevée dans ses bras, il vous a enveloppée d’un bon manteau qu’il avait apporté pour vous apparemment, et il vous soutenait contre son cœur, comme une mère qui tient son enfant. Oh ! il paraît grandement vous chérir, signora ! Il est impossible que vous ne le connaissiez pas.

— Je le connais peut-être, mais puisque je n’ai pu venir à bout d’apercevoir son visage !…

— Voilà qui est singulier, qu’il se cache de vous ! Au reste, rien ne doit étonner de la part de ces gens-là.

— Quelles gens, dis-moi ?

— Ceux qu’on appelle les chevaliers, les masques noirs, les invisibles. Je n’en sais pas plus long que vous