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contre l’autre, et faisaient une petite partie de natation, moi je faisais force de rames, et j’eus bientôt gagné un endroit où un second rameur, brave pêcheur de son métier, m’avait donné parole de venir m’aider d’un ou deux coups d’aviron pour traverser l’étang. Bien m’a pris, du reste, signora, de m’être exercé au métier de marin sur les eaux douces du parc de Roswald. Je ne savais pas, le jour où je fis partie, sous vos yeux, d’une si belle répétition, que j’aurais un jour l’occasion de soutenir pour vous un combat naval, un peu moins magnifique, mais un peu plus sérieux. Cela m’a traversé la mémoire quand je me suis trouvé en pleine eau, et voilà qu’il m’a pris un fou rire… mais un fou rire bien désagréable ! Je ne faisais pas le moindre bruit, du moins je ne m’entendais pas. Mais mes dents claquaient dans ma bouche, j’avais comme une main de fer sur la gorge, et la sueur me coulait du front, froide comme glace !… Ah ! je vois bien qu’on ne tue pas un homme aussi tranquillement qu’une mouche. Ce n’est pourtant pas le premier, puisque j’ai fait la guerre ; mais c’était la guerre ! Au lieu que comme cela dans un coin, la nuit, derrière un mur, sans se dire un mot, cela ressemble à un meurtre prémédité. Et pourtant c’était le cas de légitime défense ! Et encore ce n’eût pas été le premier assassinat que j’aurais prémédité !… Vous vous en souvenez, signora ? Sans vous… je l’aurais fait ! Mais je ne sais si je ne m’en serais pas repenti après. Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’ai ri d’un vilain rire sur l’étang… Et encore à présent, je ne peux pas m’empêcher… Il était si drôle en s’enfonçant tout droit dans le fossé ! comme un roseau qu’on plante dans la vase ! et quand je n’ai plus vu que sa tête près de disparaître, sa tête aplatie par mon poing… miséricorde ! qu’il était laid ! Il m’a fait peur !… Je le vois encore ! »