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en devoir de nous assassiner. Mais votre compagnon de voyage, signora, tout paisible qu’il en a l’air, est un lion dans le combat. Je vous jure que je m’en souviendrai longtemps. En deux tours de bras, il se débarrassa d’un premier coquin en le jetant dans l’eau ; le second, intimidé, ressauta sur la chaussée, et se tint à distance pour voir comment finirait la lutte que j’avais avec l’adjudant. Ma foi, signora, je ne m’en acquittai pas avec autant de grâce que sa brillante seigneurie… dont j’ignore le nom. Cela dura bien une demi-minute, ce qui ne me fait pas honneur ; car ce Nanteuil, qui est ordinairement fort comme un taureau, paraissait mou et affaibli, comme s’il eût eu peur, ou comme si la blessure dont il m’avait parlé lui eût donné du souci. Enfin, le sentant lâcher prise, je l’enlevai et lui trempai un peu les pieds dans l’eau. Sa seigneurie me dit alors : « Ne le tuez pas, c’est inutile. » Mais moi, qui l’avais bien reconnu, et qui savais comme il nage, comme il est tenace, cruel, capable de tout, moi qui avais senti ailleurs la force de ses poings, et qui avais de vieux comptes à régler avec lui, je n’ai pas pu me retenir de lui donner un coup de ma main fermée sur la tête… coup qui le préservera d’en recevoir et d’en appliquer jamais d’autres, signora ! Que Dieu fasse paix à son âme et miséricorde à la mienne ! Il s’enfonça dans l’eau tout droit comme un soliveau, dessina un grand rond, et ne reparut pas plus que s’il eût été de marbre. Le compagnon que sa seigneurie avait renvoyé de notre barque par le même chemin avait fait un plongeon, et déjà il était au bord de la jetée, où son camarade, le plus prudent des trois, l’aidait à tâcher de reprendre pied. Ce n’était pas facile ; la levée est si étroite dans cet endroit-là que l’un entraînait l’autre, et qu’ils retombaient à l’eau tous les deux. Pendant qu’ils se débattaient en jurant l’un