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et tous les fléaux de la discorde, sans que leurs prières soient entendues, sans que les miracles de l’ancienne religion interviennent. Ils ne s’entendent plus sur rien, ils se querellent sans savoir pourquoi. Ils marchent, les yeux bandés, vers un abîme. Ce sont les Invisibles qui les y poussent ; mais on ne sait si les prodiges qui signalent leur mission sont de Dieu ou du diable, de même qu’au commencement du christianisme Simon le magicien paraissait à beaucoup d’hommes tout aussi puissant, tout aussi divin que le Christ. Moi, je te dis que tous les prodiges viennent de Dieu, puisque Satan n’en peut faire sans qu’il le permette, et que parmi ceux qu’on appelle les Invisibles, il y en a qui agissent par la lumière directe de l’Esprit-Saint, tandis que d’autres reçoivent la puissance à travers le nuage, et font le bien fatalement croyant faire le mal.

« — Voilà une explication bien abstraite, mon cher Gottlieb ; est-elle de Jacques Bœhm ou de toi ?

« — Elle est de lui, si on veut l’entendre ainsi ; elle est de moi, si son inspiration ne me l’a pas suggérée.

« — À la bonne heure, Gottlieb ! me voilà aussi avancée qu’auparavant, puisque j’ignore si ces Invisibles sont pour moi de bons ou de mauvais anges. »

Le 12 mai. — « Les prodiges commencent, en effet, et ma destinée s’agite dans les mains des Invisibles. Je dirai comme Gottlieb : « Sont-ils de Dieu ou du diable ? » Aujourd’hui Gottlieb a été appelé par la sentinelle qui garde l’esplanade, et qui fait sa faction sur le petit bastion qui la termine. Cette sentinelle, suivant Gottlieb, n’est autre qu’un Invisible, un esprit. La preuve en est que Gottlieb, qui connaît tous les factionnaires, et qui cause volontiers avec eux, quand ils s’amusent à lui commander des souliers, n’a jamais vu celui-là ; et puis il lui a paru d’une stature plus qu’humaine, et sa figure