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cière, qui ne restait pas un jour entier dans un même coin de la forêt, sans que quelques oiseaux vinssent se poser sur elle. Elle passait pour avoir un charme, et elle prétendait recevoir d’eux, comme Apollonius de Tyane, dont Albert m’a raconté aussi l’histoire, des révélations sur les choses cachées. Albert assurait que tout son secret c’était la patience avec laquelle elle avait étudié les instincts de ces petites créatures, outre une certaine affinité de caractère qui se rencontre souvent entre des êtres de notre espèce et des êtres d’une espèce particulière. À Venise, on élève beaucoup d’oiseaux, on en a la passion, et je la conçois maintenant. C’est que cette belle ville, séparée de la terre, a quelque chose d’une prison. On y excelle dans l’éducation des rossignols. Les pigeons, protégés par une loi spéciale, et presque vénérés par la population, y vivent librement sur les vieux édifices, et sont si familiers que, dans les rues et sur les places, il faut se déranger pour ne pas les écraser en marchant. Les goélands du port se posent sur les bras des matelots. Aussi il y a à Venise des oiseleurs fameux. J’ai été fort liée, quand j’étais moi-même un enfant, avec un enfant du peuple qui faisait ce trafic, et à qui il suffisait de confier une heure l’oiseau le plus farouche pour qu’il vous le rendît aussi apprivoisé que s’il eût été élevé dans la domesticité. Je m’amuse à répéter ces expériences sur mon rouge-gorge, et le voilà qui se familiarise de minute en minute. Quand je suis dehors, il me suit, il m’appelle ; quand je me mets à ma fenêtre, il accourt et vient à moi. M’aimerait-il ? pourrait-il m’aimer ? Moi, je sens que je l’aime ; mais lui, il me connaît et ne me craint pas, voilà tout. L’enfant au berceau n’aime pas autrement sa nourrice, sans doute. Un enfant ! quelle tendresse cela doit inspirer ! Hélas ! je crois qu’on n’aime passionnément que ce qui ne peut guère nous le rendre. L’ingratitude et