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avec un page pour toute escorte. Il avait revêtu son grand incognito et endossé son habit couleur de muraille : aussi ne l’ai-je pas reconnu du tout. »

Il nous faut bien dire un mot de ce troisième chambellan qui vient d’entrer ; autrement le lecteur ne comprendrait pas qu’un autre que La Mettrie osât s’exprimer aussi lestement sur le compte du maître. Pœlnitz, dont l’âge était aussi problématique que le traitement et les fonctions, était ce baron prussien, ce roué de la Régence, qui brilla dans sa jeunesse à la cour de madame Palatine, mère du duc d’Orléans, ce joueur effréné dont le roi de Prusse ne voulait plus payer les dettes, grand aventurier, libertin cynique, très espion, un peu escroc, courtisan effronté, nourri, enchaîné, méprisé, raillé, et fort mal salarié par son maître, qui pourtant ne pouvait se passer de lui, parce qu’un monarque absolu a toujours besoin d’avoir sous la main un homme capable de faire les plus mauvaises choses, tout en y trouvant le dédommagement de ses humiliations et la nécessité de son existence. Pœlnitz était en outre, à cette époque, le directeur des théâtres de Sa Majesté, une sorte d’intendant suprême de ses menus plaisirs. On l’appelait déjà le vieux Pœlnitz, et on l’appela encore ainsi trente ans plus tard. C’était le courtisan éternel. Il avait été page du dernier roi. Il joignait aux vices raffinés de la régence la grossièreté cynique de la tabagie du Gros-Guillaume et l’impertinente raideur du règne bel esprit et militaire de Frédéric le Grand. Sa faveur auprès de ce dernier étant un état chronique de disgrâce, il se souciait peu de la perdre ; et d’ailleurs, faisant toujours le rôle d’agent provocateur, il ne craignait réellement les mauvais offices de personne auprès du maître qui l’employait.

« Pardieu ! mon cher baron, s’écria La Mettrie, vous auriez bien dû suivre le roi pour venir nous raconter en-