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XVIII.

Au-dessous de la cellule qu’occupait notre recluse, une grande pièce enfumée, dont la voûte épaisse et lugubre ne recevait jamais d’autre clarté que celle du feu allumé dans une vaste cheminée toujours remplie de marmites de fer, bouillant et grondant sur tous les tons, renfermait pendant toute la journée la famille Schwartz, et ses savantes opérations culinaires. Tandis que la femme combinait mathématiquement le plus grand nombre de dîners possible avec le moins de comestibles et d’ingrédients imaginables, le mari, assis devant une table noircie d’encre et d’huile, composait artistement, à la lueur d’une lampe toujours allumée dans ce sombre sanctuaire, les mémoires les plus formidables, chargés des détails les plus fabuleux. Les maigres dîners étaient pour le bon nombre de prisonniers que l’officieux gardien avait su mettre sur la liste de ses pensionnaires ; les mémoires devaient être présentés à leurs banquiers ou à leurs parents, sans toutefois être soumis au contrôle des expérimentateurs de cette fastueuse alimentation. Pendant que le couple spéculateur se livrait ardemment à son travail, deux personnages plus paisibles, enfoncés sous le manteau de la cheminée, vivaient là en silence, parfaitement étrangers aux douceurs et aux profits de l’opération. Le premier était un grand chat maigre, roux, pelé, dont l’existence se consumait à lécher ses pattes et à se rouler sur la cendre. Le second était un jeune homme, ou plutôt un enfant, encore plus laid dans son espèce, dont la vie immobile et contemplative était partagée entre la lecture d’un vieux bouquin plus gras que les marmites de sa mère, et d’éternelles rêveries qui ressemblaient à la béatitude de l’idiotisme plus qu’à la