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— Pauvre enfant ! tu as des visions, cela est certain.

— Oh ! ce n’est pas tout. La semaine dernière, lorsque je vous eus remis la lettre de M. de Trenck, comme je me retirais, je m’égarai dans le palais et rencontrai, à l’entrée du cabinet de curiosités, M. Stoss, avec qui je m’arrêtai à causer. Eh bien, je revis cette même figure d’Albert, et je la revis menaçante comme je l’avais vue indifférente la veille au théâtre, comme je la revois sans cesse dans mes rêves, courroucée ou dédaigneuse.

— Et M. Stoss la vit aussi ?

— Il la vit fort bien, et me dit que c’était un certain Trismégiste que Votre Altesse s’amuse à consulter comme nécromancien.

— Ah ! juste ciel ! s’écria madame de Kleist en pâlissant ; j’étais bien sûre que c’était un sorcier véritable ! Je n’ai jamais pu regarder cet homme sans frayeur. Quoiqu’il ait de beaux traits et l’air noble, il a quelque chose de diabolique dans la physionomie, et je suis sûre qu’il prend, comme un Protée, tous les aspects qu’il veut pour faire peur aux gens. Avec cela il est grondeur et frondeur comme tous les gens de son espèce. Je me souviens qu’une fois, en me tirant mon horoscope, il me reprocha à brûle-pourpoint d’avoir divorcé avec M. de Kleist, parce que M. de Kleist était ruiné. Il m’en faisait un grand crime. Je voulus m’en défendre, et comme il le prenait un peu haut avec moi, je commençais à me fâcher, lorsqu’il me prédit avec véhémence que je me remarierais, et que mon second mari périrait par ma faute, encore plus misérablement que le premier, mais que j’en serais bien punie par mes remords et par la réprobation publique. En disant cela, sa figure devint si terrible, que je crus voir celle de M. de Kleist ressuscité, et que je m’enfuis dans l’appartement de son Altesse royale, en jetant de grands cris.